« Les Illusions perdues » est le titre qui conviendrait le mieux au roman dont nous venons de vivre, pendant dix ans, les péripéties. Après l’euphorie et le lyrisme des premiers jours de la révolution, nous avons largement eu le temps de comprendre ce que nous ne pouvions même pas imaginer à savoir que notre peuple était immature, que notre classe politique était, sauf rarissime exception, inepte et que notre stabilité était précaire. Nos indicateurs sont tous au rouge, notre économie est menacée d’effondrement et notre société est meurtrie et profondément divisée.
Le pire, c’est que ce n’est pas un nostalgique de l’ancien régime qui écrit cela mais simplement un citoyen dont l’éducation a profondément vrillé en lui l’amour de la patrie et qui se désole de voir partir à vau-l’eau tout ce que plusieurs générations de bâtisseurs, dont la sienne, ont contribué à construire. L’anarchie des foules qui bloquent nos moyens de production en défiant un Etat qui tergiverse et négocie, le cirque d’une assemblée nationale où l’argent sale, le bricolage et l’inconscience populaire ont fait monter plusieurs tristes sires et quelques repris de justice et bandits de grand chemin à la recherche de l’immunité, la dégradation avérée des services publics et les décisions populistes qui ont surchargé une administration déjà pléthorique, qui ont créé par milliers des emplois fictifs pour acheter une paix sociale que nous attendons encore grèvent pour longtemps un avenir déjà sombre et qui ne correspond en rien aux rêves que la révolution avait suscités.
Notre modernisme, notre laïcité non déclarée mais effective, notre rationalisme que nous croyions définitivement acquis sont menacés de toute part par des illuminés rêvant de remonter le temps jusqu’à un âge d’or mythique et dont plusieurs n’hésitent pas, pour imposer leurs vues, à recourir à la violence et à verser le sang. Une liberté, toute relative, permet d’écrire ce que j’écris mais, dans les faits, une censure plus sournoise que dans l’ancien temps s’ingénie à isoler les esprits indépendants ou à les couvrir d’opprobre via des réseaux occultes et financièrement soutenus.
Dans mon domaine, l’enseignement, celui que je fréquente depuis un peu moins de cinquante ans, la décadence saute aux yeux. La maîtrise des langues est en berne et, si, bon an mal an, le pays produit encore une élite performante et capable de s’imposer partout dans le monde, les jeunes gens et jeunes filles ne rêvent que d’émigration légale ou illégale, l’école publique a perdu son attrait et sa qualité jadis enviée, l’ascenseur social grâce auquel nous avons tout reçu de l’Etat de l’indépendance, semble en panne pour longtemps. Seuls les collèges, les lycées pilotes, les formations universitaires élitistes, publiques ou privées, ainsi que quelques écoles privées résistent devant le nivellement par le bas mais, bien évidemment, cela crée dans le pays, un enseignement à deux vitesses, inévitable sans doute. La majorité des anciens cadres du pays est issue des écoles publiques et des classes défavorisées. Force est de constater que, de nos jours, ce parcours, s’il demeure encore possible, ne l’est qu’exceptionnellement.
En tant qu’enseignant de français, qu’ancien fonctionnaire de la Francophonie internationale, qu’écrivain francophone, que président d’une association d’enseignants de français, je ne peux que me réjouir de voir enfin un Sommet des chefs d’Etats et de gouvernements ayant en partage le français organisé dans mon pays qui, fut, faut-il le rappeler, l’un des pays fondateurs de cette Francophonie. Un tel événement attendu ne peut qu’équilibrer la perception de cette langue devenue partie intégrante de notre patrimoine face aux voix hostiles au français, devenues plus audibles ces derniers temps, mais il m’arrive de me demander si on mesure bien ici l’importance d’un tel événement et ses répercussions dans l’avenir. Les enseignants tunisiens de français y voient en tout cas une occasion d’affirmer l’utilité de cette langue sur le plan économique comme sur le plan culturel et ses liens historiques avec les élites du pays, plus anciens que le Protectorat et plus pérennes que ce qui ne fut qu’un épisode de plus dans notre histoire millénaire. C’est peut-être aussi le cas du moment difficile que nous vivons.
Mon témoignage semble pessimiste mais l’est-il vraiment ? Je pense que seuls ceux qui aiment ce pays se sentent en devoir d’en critiquer les dérives. Nous ne vivons pas un moment idyllique mais qui connaît un peu l’histoire sait que notre pays en a vu d’autres et qu’il s’en est toujours sorti. Si nous ne voyons pas encore les rivages verdoyants, c’est peut-être seulement parce que nous sommes encore au creux de la vague. Nous en sortirons, j’en ai, quant à moi, la conviction.
*Samir Marzouki, professeur émérite, Université de Manouba, président de l'Association tunisienne pour la Pédagogie du Français